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Séminaire de recherche «L’islam au quotidien en Tunisie»

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État des lieux de la situation religieuse et focus sur les jeunes et la religion dans les quartiers périurbains de Tunis

Par Vanessa Aubry

Dans le cadre du séminaire « L’islam au quotidien au Maghreb : une sécularisation vers le bas », Imed Melliti et Nader Hammami sont intervenus à l’IRMC pour présenter leurs travaux sur la sécularisation en Tunisie. 

Imed Melliti

La communication d’Imed Melliti portait sur les jeunes et la religion dans les quartiers périurbains de Tunis. L’enquête de terrain qu’il a présenté a été publiée en 2015 dans l’ouvrage collectif Les jeunes de Douar Hicher et d’Ettadhamen. Une enquête sociologique .

 

Nader Hammami

Nader Hammami a, quant à lui, présenté L’état des lieux de la situation religieuse en Tunisie 2011-2015, une publication dont il a été l’un des responsables scientifiques et à laquelle vingt-six universitaires ont participé.

 

In the framework of the seminar “Islam in everyday life in the Maghreb: a secularisation downwards”, Imed Melliti and Nader Hammami intervened at the IRMC to present their work on secularisation in Tunisia. 

Imed Melliti’s presentation focused on young people and religion in the suburban neighbourhoods of Tunis. The field survey he presented was published in 2015 in the collective work « Les jeunes de Douar Hicher et d’Ettadhamen – une enquête sociologique » (Olfa Lamloum, Mohamed Ali Ben Zina, Ridha Ben Amor, Imed Melliti and Hayett Moussa). 

Nader Hammami presented « L’état des lieux sur la situation religieuse en Tunisie 2011-2015 », a publication he directed and in which 26 academics participated.

 

La Tunisie, et plus largement le Maghreb, ont connu un phénomène de sécularisation de fond, qui s’est construit dans la durée. Des activités (sociales, scientifiques, éducatives, artistiques, etc.) se sont soustraites du religieux, une distanciation entre temps profane et temps religieux, ainsi qu’une marginalisation des espaces sacrés dans l’espace urbain ont émergé. En parallèle, la visibilité du religieux dans le champ politique a pu être interprétée comme le contrepoids de la perte de l’emprise du religieux sur le territoire du quotidien. 

Avec la naissance des États postcoloniaux, le corps d’interprètes légitimes de l’islam, les oulémas, a perdu son rôle. Ces derniers se sont transformés en professionnels de la religion, et en fonctionnaires de l’État. La sécularisation de fond s’explique comme l’une des conséquences de la massification scolaire, qui a permis à une grande majorité de jeunes d’accéder directement aux textes écrits (Coran, hadiths). Avec cet accès au texte sacré, les jeunes instruits ont pris en charge la fonction exégétique. Aussi, le développement de l’accès à l’école a fait émerger une culture éloignée de la religiosité portée par la sphère domestique. L’école transmettrait un « habitus orthodoxe » de la religion chez les jeunes, face à une religiosité familiale, un islam populaire de l’oralité.



Le rapport sur la situation religieuse en Tunisie 2011-2015

L’angle d’analyse choisi dans le cadre de l’intervention de Nader Hammami à partir de l’enquête est celui de la perception de la liberté de conscience par la société tunisienne. Il permet de saisir la relation entre identité culturelle et liberté de conscience, dans un État qui se déclare, dans la Constitution de 2014, appartenir au monde arabo-musulman, et dont le président de la République doit être musulman.e, alors que l’article 6 proclame la liberté de conscience. 28 % des sondés admettent la liberté de croyance, et 39 % se prononcent pour le respect des croyances des autres. Cependant, 93 % se disent contre la conversion d’un Tunisien musulman au christianisme, et pour 54 %, la conversion d’un Tunisien sunnite au chiisme est perçue comme une menace pour l’identité tunisienne.

Peut-on conclure, d’après ces résultats, que le manque de considération pour la liberté de conscience est inhérent au fait que la société tunisienne soit une société religieuse ? D’autres indicateurs statistiques incitent à nuancer cette réponse. 34 % considèrent l’islam comme système global qui encadre tous les aspects de la vie, 24 % le considèrent comme une appartenance culturelle, 23 % comme une affaire personnelle, et 18 % comme une identité nationale.

A la question « qu’entendez-vous par « liberté de conscience » ? », plusieurs définitions ont été données. Il s’agirait de la liberté de croyance, confondue donc avec la liberté de conscience, puis du respect des croyances des autres, la liberté de changer de croyance, et enfin, la liberté de ne pas croire. On constate que la société tunisienne tend plus vers le respect des croyances plutôt que vers l’acceptation de la liberté d’en changer, ou encore l’acceptation de l’incroyance. Elle serait donc prête à admettre le respect de diverses croyances, mais ne le serait pas encore à reconnaître la liberté de conscience. 



L’influence de la géopolitique dans la perception des religions

Pour de mesurer la diversité religieuse de la société, la question « comment vous identifiez-vous religieusement ? » a été posée. 75,5 % des répondants s’identifient comme musulmans, 20,7 % musulmans sunnites, et 3,4 % comme musulmans de « culture ».

50,2 % acceptent qu’il y ait des chiites en Tunisie mais 62 % refusent qu’un sunnite se convertisse au chiisme. L’acceptation des ibadites est plus élevée (53 %).

À la question « que pensez-vous d’un Tunisien chiite ? », 40,7 % répondent que cela ne les regarde pas et qu’il s’agit d’une liberté individuelle, 9,5 % trouvent cela normal, 26,6 % trouvent cela déplorable/scandaleux, 22,6 % trouvent cela inquiétant, 1 % dangereux. La moitié de la société tunisienne semble refuser cette présence du chiisme. Cette attitude négative est le résultat de la propagande médiatique des pays du Golfe contre l’Iran et le Hezbollah, et de l’orthodoxie sunnite – il s’agit d’une hostilité plus politique que religieuse, façonnée par les médias et les imams de l’orthodoxie sunnite, selon les résultats présentés par Nader Hammami.

Il en va de même sur l’attitude à l’égard du judaïsme et du christianisme. À la question « que pensez-vous d’un Tunisien chrétien ? », 41,7 % répondent que cela ne les regarde pas et qu’il s’agit d’une liberté individuelle, contre 33,8 % lorsqu’il s’agit de juifs tunisiens. Il leur a ensuite été demandé « acceptez-vous qu’un Tunisien musulman se convertisse au christianisme ? ». 47,8 % ne l’admettent pas, 24,2 % trouvent cela inquiétant, 22,9 % considèrent que cela ne les regarde pas et qu’il s’agit d’une liberté individuelle, 3 % trouvent cela normal, et 2,1 % pensent que cela doit être puni.

La même question à propos du judaïsme a donné ces réponses : 52,7 % ne l’admettent pas, 2,8 % trouvent cela inquiétant, 17,7 % considèrent que cela ne les regarde pas, 1,7 % trouvent cela normal, et enfin 5,1 % pensent que cela doit être puni. Ces réponses donnent à voir une attitude plus négative à l’égard au judaïsme – bien qu’au regard de l’histoire, la Tunisie ait connu plus de citoyens tunisiens juifs que chrétiens. Cette perception semble largement liée au conflit israélo-palestinien plutôt qu’à une connaissance de cette religion. 

Les résultats de l’enquête révèlent aussi une hostilité envers la conversion au bahaïsme, dont la présence en Tunisie remonte à 1921, la société tunisienne apparaît méfiante envers des courants qui ne font pas partie de sa culture historique.



Une religiosité culturelle

La religion et la religiosité sont plutôt vues comme une réalité sociale et culturelle, que comme un socle dogmatique clos. La vision du religieux n’est pas fondée sur une connaissance profonde des autres religions, l’on peut parler d’une « sainte ignorance » (Olivier Roy) influencée par les médias et des discours politiques intérieurs et extérieurs. Il existe une méconnaissance de la diversité religieuse de la société tunisienne, notamment due aux discours politiques présentant une harmonie sociale et confessionnelle du pays, et définissant ainsi une citoyenneté fondée sur la méfiance à l’égard de la diversité. Le deuxième facteur majeur de cette méconnaissance se trouve dans l’éducation en histoire et l’instruction religieuse, dont les programmes laissent peu de place à la diversité religieuse et privilégient l’histoire islamique et le caractère sunnite de la société.

L’hypothèse formulée dans L’état des lieux de la situation religieuse est la suivante : la religiosité dans la société tunisienne n’est pas une religiosité dogmatique mais culturelle, qui se base plus sur des coutumes que sur des structures religieuses fermées. Le point de vue défendu est que si la société tunisienne ne croit pas à la liberté de conscience, ce n’est pas en raison de sa religiosité mais du fait que la religion soit confondue avec l’islam comme élément constitutif de l’identité de la société. L’accent doit être mis non sur la question religieuse, mais sur la notion d’identité et ses représentations, en distinguant l’identité close et figée, de la diversité de la société. L’identité tunisienne ne peut être réduite à sa seule dimension arabo-musulmane, c’est dans cette réduction que se situe la fermeture à toute forme d’altérité.



Les jeunes et la religion dans les quartiers périurbains de Tunis : entre « sécularisation de fait » et « retour » du religieux

Quatre thématiques ont été retenues dans le cadre de l’enquête réalisée en 2014 sur les jeunes et la religion dans les quartiers périurbains de Tunis, à savoir : l’observance des pratiques religieuses, les sources d’informations religieuses qui font autorité auprès des jeunes, le rôle de la religion comme source de normativité, comme guide de comportement et de normes sociales, et enfin l’attitude vis-à-vis du salafisme et de l’islam radical. L’enquête de terrain présentée est à la fois quantitative, avec un échantillon de 714 enquêtés (les variables mobilisées sont la tranche d’âge 18-34 ans, le quartier, le sexe, le niveau d’instruction et l’activité économique) et qualitative, avec une quarantaine d’entretiens semi-directifs et six focus groups.

Concernant l’observance des pratiques religieuses, 53 % des jeunes interrogés affirment prier, et parmi eux, 2 5% le font dans les heures canoniques, à la mosquée. La quasi-totalité des sondés déclarent faire le jeûne du ramadan (92 %). D’ordinaire, la sensibilité aux questions religieuses et à ses pratiques progresse à mesure que l’on avance en âge – ici, cette courbe s’inverse. Les variables et facteurs qui interviennent sont le sexe et le niveau d’instruction. En effet, les filles apparaissent plus pratiquantes et le taux de pratique augmente avec le niveau d’instruction, tandis que les garçons sont moins conformistes que les filles, et les personnes les moins dotées sur le plan culturel et économique sur l’ensemble de l’échantillon ont tendance à moins observer les prescriptions religieuses. Pour rendre compte de ce phénomène, Imed Melliti propose une lecture wébérienne du religieux : les personnes qui sont assurées de leur Salut dans la vie quotidienne vont chercher à assurer leur Salut dans l’au-delà, tandis que celles ne parvenant pas à assurer leur Salut ici-bas, se préoccupent moins de l’au-delà et cherchent à assurer leur subsistance au quotidien.

Concernant le salafisme, les jeunes proches de cette mouvance sont plus nombreux à prier à la mosquée. Il y aurait un lien entre les positions politiques favorables ou tolérantes au salafisme, l’intensification de la pratique religieuse et le respect des heures canoniques. Près de la moitié des jeunes qui s’opposent à la classification du groupe Ansar al Charia comme organisation terroriste déclare prier aux heures canoniques.

Les principales sources faisant autorité chez les jeunes sondés sont, dans l’ordre des priorités : le Coran, viennent ensuite les livres religieux, puis les oulémas, les prêches des mosquées, et enfin Internet. La télévision joue un rôle plus important pour les filles, ce qui s’explique par leur plus grande présence dans la sphère domestique, et la mosquée pour les garçons. Aussi, plus le niveau d’instruction est bas, et plus la mosquée joue un rôle important. Les jeunes les plus instruits s’orientent plutôt vers une forme d’exégèse autodidacte et considèrent qu’ils peuvent légitimement interpréter les textes. 

Sur la question de la religion comme source de normativité, des questions ont été posées sur la polygamie, la vente d’alcool, le port du voile et la mixité dans les espaces publics. Les résultats sont très partagés : 73 % se prononcent contre la vente d’alcool, 63 % pour le port du voile, mais sont en revanche plus réservés sur le retour à la polygamie (23 %), et 37 % condamnent la mixité dans l’espace public. Les enquêtés favorables à la mouvance salafiste approuvent davantage le retour à la polygamie et cette même tendance se confirme sur les trois questions. Les jeunes favorables aux groupes salafistes ont tendance à se positionner en faveur du « retour » aux normes de la charia. La variable genre est aussi déterminante : les garçons sont plus nombreux à affirmer le caractère illicite de la mixité dans l’espace public. Concernant le port du hijab, les filles sont plus nombreuses à l’approuver comme norme, mais plus réticentes à approuver le retour à la polygamie et plus sévères sur la vente d’alcool. 

 

Comment font alors les jeunes pour s’adapter à un ordre social parfois éloigné de leur idéal ? À travers les réponses récoltées lors de l’enquête, il s’avère qu’une séparation entre la pratique et la norme abstraite se fait. Au quotidien, on parvient à s’accommoder, sans forcément rechercher de cohérence entre ce que l’on croit et ce que l’on fait. Cette séparation entre la norme abstraite et la pratique est constitutive de la sécularisation par le bas. Certaines des personnes sondées expriment une forme d’angoisse quant au respect de la norme religieuse, avec par exemple, un jeune affirmant renoncer à un prêt car l’usure est prohibée selon la norme. D’autres, à l’inverse, s’en défont pour faire face aux contraintes de la vie quotidienne, par exemple en hiérarchisant les pratiques illicites et en déterminant lesquelles peuvent être morales. C’est ainsi qu’un jeune interrogé va présenter la vente d’alcool comme une pratique permettant de gagner sa vie et ne faisant pas de mal à autrui. Ces dissonances sont ainsi gérées par les jeunes via la moralisation du religieux. Pour l’illustrer, le thème du « faux voile » ou du « voile hypocrite » est régulièrement cité dans les entretiens : une femme portant le voile mais ne se comportant pas de manière morale serait moins considérée qu’une femme ne portant pas le voile avec un comportement moral. Ce n’est plus la norme religieuse qui devrait l’emporter, mais la norme morale.



Les interventions d’Imed Melliti et de Nader Hammami dans le cadre de ce séminaire dressent le portrait d’une Tunisie qui a connu un phénomène de sécularisation. L’état des lieux de la situation religieuse en Tunisie 2011-2015 donne à voir une religiosité plus culturelle que dogmatique. L’enquête sur les jeunes et la religion dans les quartiers périurbains de Tunis, quant à elle, présente des pratiques d’accommodation entre norme religieuse et vie quotidienne, qui indiquent que, dans la pratique, le respect de la norme abstraite n’est plus prédominant.




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